CORFOU - ALAIN BREYSSE : UNE RENCONTRE

  Corfou, un paradis en mer Ionienne


Cet hiver- là,


par Alain Breysse



C’était une journée triste, - et en tout point pareille aux autres-, d’un hiver qui au dire de certains avait été plus rigoureux que de coutume. Ce matin-là, il neigea un peu. Puis la température avait fraîchi. Dans le ciel, d’épais nuages lourds comme le plomb circulaient. Poussés sans ménagement par des vents hostiles, ils se bousculaient et se déformaient sans cesse, parfois diminuant de taille et s’effilochant jusqu’à se défaire ; ou bien, au contraire, se dilatant, s’épaississant, forcés de passer en force et de jouer des coudes pour, dans ce ciel saturé, se trouver une place. Partout, l’hiver imposait sa dure loi aux choses. Il en déformait les contours, modifiait leur aspect, altérait leurs couleurs. Les bêtes s’en accommodaient. Et les hommes s’étaient faits une raison: ce n’était après tout qu’un temps de saison. Et puis, il se disait aussi qu’un jour il cesserait, ce temps.

Je décidai « pour faire quelque chose », d’aller marcher un peu malgré le froid, puis de chiner, rue Montaret, à la Librairie des Livres Anciens. Une fine parure blanche, satinée, habillait les branches dénudées des prunus du square Sévigné. A leurs pieds, des merles noirs s’activaient, qui chahutaient en couple ou torpillaient à grands coups de bec rageurs le tapis des feuilles mortes caillebottées par le gel afin d’en déloger quelque ver ou quelque larve. La glace avait depuis longtemps conquis les berges de la rivière Allier. Puis, de loin en loin, elle en avait colonisée le lit. Ne subsistait d’elle en sa partie la plus profonde, la plus centrale, qu’un étroit couloir par où s’évadaient des eaux vives sur lesquelles dérivaient de gros blocs de glace qui titubaient au milieu des remous avant d’être emportés par les courants.

Marche rapide dans les allées désertées des parcs de Vichy où désormais règne le silence. Là où, sous les branches des grands ifs, piaillaient des nuées d’étourneaux, c’est le crissement sourd de mes pas froissant la mince couche givrée de la neige qui aujourd’hui m’accompagne et, dans les massifs de camélias, on perçoit, pour peu qu’on s’en approche, des bruissements d’ailes furtifs. Deux écureuils jouent à se poursuivre, deux tâches rousses agiles et bondissantes qui prennent d’assaut le tronc roux d’un séquoia géant après une course folle dans la neige, et qui se dérobent à la vue en se dissimulant dans les plis du drapé de son écorce.

Puis j’erre longuement dans une ville muette et saisie par le froid qui allait en s’accentuant à la tombée du jour. Dans les rues presque vides, je croise parfois quelques silhouettes emmitouflées et encapuchonnées, à la démarche lourde et mécanique, et dont l’haleine seule témoigne qu’il y a là encore un peu de vie. De temps en temps, de lointains éclairs éclaboussent l’horizon de mille lumières ruisselantes qui débordent des nuages, en soulignent les contours et, à la faveur du crépuscule, pigmentent leurs rondeurs de nuances éphémères et changeantes, bleuâtres ou orangées.

J’arrivai transi à la porte de la boutique.

Elle était de bois peint, étroite, fenêtrée d’un vitrage opaque jaune sale que protégeaient les arabesques d’une grille en fer forgé. On l’avait habillée d’un duo de clochettes de bronze qui tintinnabulèrent d’une même voix tandis que j’entrais. Un vieux poêle crapaud en fonte trônait au centre de l’échoppe. Seule concession à la modernité : des éclairages muraux placés avec justesse concurrençaient un luminaire d’un autre âge et dispensaient une lumière étudiée sur les rayonnages remplis de livres qui tapissaient les trois murs aveugles de la pièce. La boutique exhalait des odeurs anciennes. Il régnait ici des effluves de retour aux sources allées avec le subtil parfum des mots d’antan. Je m’en imprégnais, j’en respirais l’haleine, ravi de pénétrer dans ce refuge de vieux papiers orphelins. Les livres s’y entassaient, empilés en colimaçon sur un coin de table ou jetés pêle-mêle dans des cartons, en attente d’être choisis et adoptés par un autre lecteur.  Viendrait leur tour d’être restaurés peut-être, puis inventoriés. On les disposerait ensuite sur les rayons selon un ordre qui jadis devait avoir du sens. Je décidai d’être sélectif en explorant les seuls secteurs dédiés aux Romans et autres récits.

J’en étais de mes recherches au rayon Littérature étrangère quand je posais un doigt, puis deux, mettais la main sur un Buchet-Chastel de 1962, un éditeur que j’affectionnais pour son format plus carré, inhabituel. L’exemplaire que je parcourais n’avait pas bonne mine. Les plats étaient écornés et tachés de rousseurs ; ils gondolaient un peu. Son dos, plus jauni que jamais, plissait comme une peau de grand-mère. Le titre du livre que je consultais, « L’île de Prospero », me sembla prometteur bien que je tenais alors Lawrence Durrell, -j’avais tenté autrefois, sans aboutir, la lecture de son roman « Justine »-, pour un auteur indigeste. Je feuilletai le livre et m’attardai sur le tout début du texte : « C’est quelque part entre la Calabre et Corfou que le bleu commence pour de bon. » J’étais conquis. Cette phrase pénétrait en moi pareil à un coup de foudre. J’ajoutai « Prospéro » à la pile des livres que j’avais déjà sélectionnés et j’affrontai à nouveau le froid.


Une semaine plus tard : à nouveau, un long week-end triste. Confortablement installé dans le vieux fauteuil de cuir basane où, enfant, j’observais mon père lire, j’ouvrai «L’île de Prospéro » et m’enivrais à nouveau de cette phrase lumineuse: « C’est quelque part entre la Calabre et Corfou que le bleu commence pour de bon. » Aujourd’hui, je n’irai pas jusqu’à jurer par tous les Saints de l’Orthodoxie que c’est grâce à ce bleu que tout a commencé. Je veux dire, cette envie de Corfou. Du moins, trouvé-je séduisant qu’il pût alors en être ainsi. Il fallait bien un début à cette histoire: il me suffit de croire que ce pût être celui-là.

Donc, ce jour-là, je lisais. Ce devait être un jour sans soleil, un jour de grisaille comme il y en eut bien d’autres cet hiver-là, un hiver d’épais brouillards et de givres tenaces, un hiver qui s’éternisait, un hiver de guerre lasse. Or, je lisais. Sans alors deviner que ce bleu ou ce que Durrell voulait m’en dire s’avérerait pour moi, au fil des ans, être chose aussi sérieuse.

Ce bleu là, j’en goûtais déjà la saveur. «Cet été, nous irons là », aurais-je dit à mes enfants posant un doigt sur un territoire de poche, -vague allure d’hippocampe nageant entre deux mers, adriatique et ionienne, au large des côtes albanaises-, une terre grecque lilliputienne à l’échelle du globe, à peine esquissée par Michelin sur sa Carte du Monde que j’avais dépliée sur la table basse du salon, tandis que je matérialisais avec l’index de l’autre main l’itinéraire à suivre pour y parvenir.  « Oui, cet été, tous les quatre, on lève l’ancre.» Un nuage d’embarras avait assombri le regard de mon fils ainé. « Elle est comment cette tache ? », me demande-t-il, tandis que je ne pouvais cacher ma surprise. Et O.., encore, comme en réponse à mon effarement : « Pourquoi on devra laver l’encre pour aller là-bas? », précise-t-il, inquiet -j’avais fini par comprendre- à l’idée de devoir s’acquitter d’une tâche qu’il soupçonnait être possiblement ingrate. Je dus dissiper ce fâcheux malentendu en lui expliquant que « lever l’ancre » est une expression bien différente d’une locution aussi triviale que « laver l’encre », qu’il s’agit au contraire d’une image prometteuse dont on use avec bonheur pour signifier les bateaux en partance, pour évoquer le désir d’îles ou imaginer des lointains mirages : et pour tout dire, suggérer des envies d’évasion.



C’est ainsi que débuta notre période bleue.


Cinq mois plus tard, nous franchissions tous les quatre la passerelle d’un bateau qui, de Venise, allait nous conduire jusqu’aux frontières de la Méditerranée occidentale : jusqu’à Corfou. J’allais enfin me rassasier de ce bleu. Mais ces cinq mois furent d’abord le temps que je mis à profit pour fédérer ma famille autour d’un projet que j’avais conçu seul mais que je n’imaginais pas sans eux et où j’embarquais les miens, au sens propre comme au sens figuré, dans une aventure littéraire qui n’était de prime abord pas la leur: « Comme tu fais toujours !... et bien sûr sans demander aux autres ce qu’ils en pensent.», me reprocha M…, qui ne manque jamais de me rappeler ce défaut qui me fait décider pour les autres quand il est question de voyager.

Je dus alors m’engager dans une phase de persuasion afin de susciter une adhésion qui ne m’était pas d’emblée acquise. Pour M …, qui peinait d’abord à me suivre, je m’abritai derrière le prestige de la Littérature et l’autorité de l’Ecrivain, citant volontiers  Gide et ses « Nourritures… » : « Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent… », tandis que mes enfants eurent droit à un récit du voyage d’Ulysse servi en plusieurs épisodes, que j’ai cherché à rendre le plus vivant possible en l’accompagnant des croquis cartographiques de Victor Bérard et en l’agrémentant d’illustrations de livres de jeunesse capables de frapper au mieux leur imagination. Plus tard, le jour du départ approchant, et devant de nouveaux reproches de M…, toujours aussi justifiés que les précédents : « Oh !, toi, les belles idées et les grands projets ça va toujours ; mais quand il faut s’occuper des choses concrètes et régler tous les détails, c’est une autre affaire. », j’ai du aussi, à l’occasion des inévitables préparatifs de ce voyage, m’efforcer d’acquérir ce pragmatisme qui me fait si souvent défaut et que je crois, au grand regret de M…, avoir tout aussitôt perdu à notre retour.

J’avais pris soin de glisser dans l’une de nos valises le Buchet-Chastel qui depuis son achat s’était débroché à force d’être lu; et je le crois et me le répète à l’envie : Lawrence Durrell fut bien pour moi le truchement d’une rencontre décisive avec ce qui allait désormais être notre île et le guide autorisé de nos escapades insulaires. Depuis, alors que de nombreux hivers ont passé, nous éprouvons toujours le même plaisir à mettre nos pas dans les pas de l’écrivain, et, depuis plus de trois décennies, avec et puis sans nos enfants, nous n’avons cessé de multiplier les séjours destinés à guetter ou débusquer au détour d’un sentier ou au bout d’un chemin de traverse les signes tangibles d’une écriture. Comment rendre compte de ce qui nous lie si fort à Corfou ? Faut-il y voir le syndrome d’une « islomanie » sévère évoquée ailleurs par Lawrence Durrell, -cette maladie extravagante, dont souffrent tous ceux « sur qui les îles exercent un attrait irrésistible » ? Ou bien est-ce le sortilège des mots ? Comme une contagion possiblement littéraire ? Bruce Chatwin, (un autre écrivain de langue anglaise , un autre écrivain voyageur), nous éclaire sur ce « mystère » quand il évoque l’existence d’un vaste réseau coutumier de  « songlines », ces « itinéraires chantés » que les aborigènes, encore aujourd’hui, empruntent au cours de chasses ou d’errances rituelles à travers tout le Territoire-du-Nord australien, autant de sentiers et de pistes invisibles qu’ils parcourent à pieds sur de longues distances, entre savane et déserts, de sources vives en points d’eau potable, de lieux de rencontres tribales en sites totémiques sacrés, guidés par des chants. Comme là-bas, pour les aborigènes de la Grande île, il y a ici, qui nous est familière, une musique singulière, un « chant des pistes » qui nous accompagne, qui nous guide, qui nous conseille et nous alerte si l’on fait fausse route, une voix exigeante qui nous invite à lire entre les lignes de l’île, une voix sublime aussi, et pour nous si précieuse qu’elle justifie à elle seule que l’on n’ait jamais pu tourner la page corfiote.


C’était un jour sans soleil. Je lisais. L’hiver 93 me désespérait mais je découvrais cet hiver-là un écrivain qui avait su trouver les mots pour me parler de bleu.


Désormais, Corfou allait entrer dans nos vies.



                                     Octobre 2018



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